
par Barbara Houbre
« La jetée » de Chris Marker, sorti en 1962, est un chef-d’œuvre du cinéma français. Fait d’images fixes et d’une voix off, il évoque avec horreur et poésie le temps suspendu. Ce film n’est pas sans faire écho à la situation d’exception que nous traversons et le confinement qui en découle.
Face à la troisième guerre mondiale la vie humaine a capitulé. A la surface de la terre ne règne plus qu’un souffle empoisonné. Les quelques survivants se sont réfugiés dans les galeries souterraines de Chaillot. Les scientifiques ont pris le pouvoir, nouveaux gardiens du temple d’une vie réduite à ses besoins. Des expérimentations sont menées sur les vaincus. Les hommes, transformés en arpenteurs du temps, se doivent de trouver un remède dans le futur pour quitter leur condition de rats. Mais les voyages sont un échec. Ils conduisent soit à la mort, soit la folie.
« Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance ». Tout commence par la fin. Quelques années avant la guerre, alors qu’il est enfant, en promenade sur la jetée de l’aéroport d’Orly, il assiste à la mort d’un homme. Un corps s’effondre devant une femme épouvantée. L’enfant fixe dans sa mémoire ce visage féminin, doux et souriant d’avant le surgissement de la mort. C’est grâce à ce souvenir que l’homme est choisi pour l’expérimentation. « Rêver un autre temps permet de s’y intégrer ».
Les expériences commencent. L’homme parcourt le passé. Ne délire pas, ni ne meurt. Mais souffre. Le visage de la femme apparaît. Elle est devant lui. Ils se parlent. Sans passé ni futur, l’instant tisse leur rencontre. Ils se promènent dans les jardins ainsi qu’au musée « des bêtes éternelles ». Face au succès des voyages, les scientifiques veulent à présent l’envoyer dans l’avenir. L’homme réalise alors que leur rencontre au muséum était la dernière.
Les hommes du futur offrent au héros la centrale d’énergie nécessaire à la survie de l’humanité et lui proposent de les rejoindre, sachant que de retour dans les souterrains il sera abattu. Mais l’homme, nostalgique, désire plutôt retrouver le monde de son enfance, celui d’avant la guerre.
Il est sur la jetée, à Orly. Il s’élance vers la femme en songeant qu’enfant il se trouvait là. Mais ses tortionnaires l’ont poursuivi. Il comprend soudain que la mort de son souvenir n’est autre que la sienne. « Je suis l’homme ».
Le film est constitué d’images fixes. Chris Marker inscrit la mort du héros dans son regard d’enfant. Tout commence grâce à la fin. La rencontre avec la mort soutient la vie.
Une image n’a pas de temporalité en soi. Dans sa fixité, elle n’a ni début, ni fin. Il faut la parole, le commentaire, pour la situer dans le temps, l’animer et qu’enfin une histoire advienne. En cela la parole peut s’inscrire dans la chronologie. La succession des mots, des signifiants apporte une temporalité. Le réel, lui, est sans histoire. Il est hors temps et hors lieu. Irreprésentable, innommable. Nous ne pouvons pas, à proprement parler, le qualifier d’immobile ; il relève plutôt de l’éternel.
Le traumatisme advient de la rencontre avec le réel. « Je devais avoir cinq ou six ans. Ce ne sont que quelques images. C’est confus mais en même temps très net. Ça m’a marqué. Mes parents aimaient aller sur la jetée d’Orly le dimanche, voir les avions décoller. Surtout mon père. Il parlait de la conquête du ciel par l’homme. Il était fier. Il me disait qu’un jour on marcherait sur la lune. Une fois, lors de la promenade dominicale une femme se tenait là, au bout de la jetée. Elle souriait, avait l’air heureux. Tout à coup un bruit sec claque dans l’air et un homme s’effondre à quelques mètres d’elle. La femme le regarde, effrayée. Son regard. Elle hurle mais on ne l’entend pas. Le bruit d’un avion qui décolle couvre son cri. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris : c’était la mort d’un homme. »
Dans le temps troué, l’homme se promène. Si l’évènement est situé chronologiquement, il se répète, revient toujours à la même place. Un temps passé conjugué au présent. Un temps présent qui réinterprète le passé. Initialement, la scène dont l’enfant est témoin n’a aucun sens pour lui. Elle fait troumatisme. Ce n’est que dans un second temps qu’une signification est apportée : la mort d’un homme. Le traumatisme peut devenir fantasme. Lors de ces deux temps le sujet choit de sa position, disparait.
Lacan qualifie cette disparition d’aphanisis. Elle advient lorsque la pointe du désir se présente. Là où ça parle, le « je » s’efface (Lacan, 1959) [1]. Chris Marker n’offre pas de noms à ses protagonistes. Il s’agit de « l’homme » et de « la femme ». En révélant ce qu’il y a de plus étranger chez notre héros, l’histoire n’en est que plus intime. Dans la scène inaugurale, l’enfant rencontre le désir de l’Autre. Le désir de cette femme au bout de la grande jetée et celui de cet homme qui s’élance vers elle. Le drame avec le désir c’est qu’il renvoie toujours à un autre désir. A la béance ne répond qu’une autre béance. Le « noyau énigmatique » du désir, notre héros s’en accommodera avec la compréhension après-coup du sens de la scène : la mort d’un homme. Mort rendant impossible la réalisation du désir, le maintenant ainsi vivant. Le meurtre du père est la condition pour la jouissance. L’homme va alors poursuivre l’objet de son désir, le regard de cette femme d’une autre génération et d’un autre espace ; le mouvement, les voyages comme « noces de l’espace et du temps » (Miller, 2004)[2]. Seule image animée du film : un battement de cils de la femme s’éveillant après la nuit, son regard apparaissant et disparaissant, par éclipses.
Le temps du confinement peut être vécu diversement. Si par moments, « il passe trop vite », à d’autres, il est à l’arrêt. L’annonce de la fin, ponctuation attendue, est parfois relativisée. A quand le prochain confinement ? Le quotidien est habituellement arrimé aux mots : « café », « réunion », « enfants », « dîner », « sport », « rendez-vous », etc. Lorsque que ces derniers décrochent, le vécu de la temporalité est directement affecté. Ajouter à cela, la confrontation au réel, du fait de la pandémie. Le temps a alors peu à voir avec la linéarité « passé, présent, avenir » qui relève de l’histoire, de la physique classique, de la biologie, de la course des planètes, du césium. C’est le temps de Newton comme une ligne ; hors soi. Un temps forclos (Miller, 2004). Mais notre condition humaine fait de nous des arpenteurs du temps.
L’inconscient freudien est hors temps. Il n’a pas de passé. Il ne connaît pas l’oubli. Il est intemporel et s’inscrit dans l’après-coup. Le désir non plus ne connait pas la chronologie. « […] Si le désir ne fait que véhiculer vers un avenir toujours court et limité ce qu’il soutient d’une image du passé, Freud le dit pourtant indestructible. [… ] Le désir indestructible, s’il échappe au temps, à quel registre appartient-il dans l’ordre des choses ? – puisque que qu’est-ce qu’une chose ? sinon ce qui dure, identique, un certain temps. N’y a-t-il pas lieu ici de distinguer à côté de la durée, substance des choses, un autre mode du temps – un temps logique ?[3]» (p. 33, 29 janvier 1964, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse).
Lacan fera l’effort d’intégrer l’intemporalité et l’après-coup dans la structure même du langage. Dans Les quatre concepts, l’inconscient est repris en termes d’ouverture et de fermeture, tel un battement. Le sujet apparaît pour disparaître ensuite. Le signifiant représentant le sujet pour un autre signifiant, il s’inscrit « entre » ces derniers. Le signifiant comporte en lui un impossible dans son rapport au temps. En effet, le signifiant est différent de lui-même. Avec l’affirmation « Un homme est un homme », les deux signifiants pourtant identiques diffèrent au niveau de leur signification dans leur emploi comme sujet ou comme attribut. En logique cela s’écrit : « A différent de A ». Nous sommes loin d’une formalisation mathématique. C’est l’introduction de la dimension temporelle qui apporte au signifiant un certain signifié. Se présente dans un premier temps le signifiant puis dans un second temps le signifié au regard d’un autre signifiant. Le signifié ne peut surgir dans le même temps que le signifiant. Le point d’impossibilité du signifiant dans son rapport au temps, forcément différé, est illustré dans le film, lors de la scène inaugurale, par la coprésence du héros alors qu’il est enfant et, dans le même temps, adulte. Mais également par le recours au sophisme que le héros présente aux hommes du futur : « Puisque l’humanité avait survécu, elle ne peut pas refuser au passé les moyens de sa survie. Ce sophisme fut accepté comme un déguisement du destin. »
Pour comprendre le caractère impossible que le signifiant imprime dans son rapport au temps Lacan définit un nouveau temps : le temps logique mentionné plus haut (Lacan, 1966)[4]. Il se décline en trois modulations du temps, trois moments de l’évidence dans le mouvement du sophisme[5].
(1) L’instant de voir. Malgré son nom « […] il n’est point pourtant entièrement identifiable à ce que j’ai appelé tout à l’heure le fondement structural de la surface du tableau » (1965)[6]. Lacan nous invite à penser son lien avec le langage au-delà du regard. Il rapproche ce moment de la synchronie. Concept issu de la linguistique, la synchronie (sun– « avec » et –khronos « temps ») est opposée par Saussure à la diachronie. Il s’agit de « […] l’ensemble des faits qui forment un système, considéré méthodologiquement comme échappant à des modifications évolutives, à un moment donné de l’évolution d’une langue […] » ( Rey, 2006, p.3724)[7]. L’instant de voir renvoie au surgissement du réel. Ce qui importe, ce n’est pas tant ce qui est vu, que ce échappe à l’oeil.
(2) Le temps pour comprendre ou la diachronie. La diachronie (dia- « à travers ») est un néologisme de Saussure évoquant « l’évolution des phénomènes linguistiques dans le temps » (1907-1908 Saussure). Lors de ce temps, s’observe « une intuition par où le sujet objective de plus que les données de fait » (Lacan, 1966, p. 205). Lacan va identifier ce moment à la structure solide et « irréductible » de la bouteille de Klein, objet topologique[8] qui ne peut être appréhendé qu’avec l’introduction d’une quatrième dimension : le temps. A cette étape, l’action est suspendue. Le sujet est dans l’attente. Cette attente peut se traduire par la fixation, la répétition du traumatisme où tout ce qui va advenir « après » sera interprété à la lumière du trauma (Galland, 2007)[9].
(3) Le moment de conclure. C’est le temps logique de la hâte à travers la solution trouvée par le sujet et vécu comme un temps de retard. Le moment de conclure implique le jugement. La certitude y est anticipée comme vraie, le propre du vrai étant de résister au temps. A l’égard du traumatisme, c’est le moment où le sujet va, après avoir fait plusieurs fois le tour de la question[10], quitter sa position de victime en réalisant un acte. C’est dans ce troisième temps que le « je » et l’identification adviennent; dramatique pour notre héros mélancolique : « Je suis l’homme mort ».
Pour sortir du sophisme, Miller (2004) nous invite à considérer deux lignes du temps. Une se dirigeant vers le futur, le temps chronologique. Et une seconde, rétrograde, se dirigeant vers le passé. Le retour sur un évènement et la signification qui lui est attribuée prend valeur de vérité dans l’après-coup. Cette dernière n’est pas interrogée puisqu’elle s’inscrit alors à nouveau dans le temps chronologique, prenant la valeur du destin. Cette relecture, habituellement offerte dans le cadre des psychothérapies, est également fréquente dans l’amour ; les amants ne pouvant se résoudre au hasard de leur rencontre. Les deux temps, chronologique et logique, se superposent. C’est ainsi que l’homme, à l’instar de La jetée de Chris Marker, inscrit le futur dans le passé pour justifier son destin. Reste à savoir pour combien de temps…
[1] La formule du fantasme dont témoigne les analysants comprend cet effacement du « je »: « un enfant est battu », « une femme est violée », « un homme est pris », « battre ou se faire battre, il n’y a que deux possibilités », « on me lèche », etc.
[2] Miller JA. Introduction à l’érotique du temps. La cause freudienne 2004 ; 56 : 61-85.
[3] Souligné par nous
[4] Lacan J. Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme. In : Lacan J. Les écrits. Paris : Éditions du seuil ; 1966. p. 197-225.
[5] Lacan a recours à un problème de logique bien connu « Les trois prisonniers » que nous n’exposerons pas ici et dont la solution se présente comme un sophisme, une erreur logique.
[6] Lacan J. Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. Séminaire XII, 1964-1965. Séance du 13 janvier 1965. Non publié.
[7] Rey A. Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Le Robert-Sejer. 2006.
[8] Une bouteille de Klein est une surface sans bord, inorientable (pas d’avant, ni d’arrière, ni droite ou gauche), qui ne possède ni intérieur, ni extérieur. Elle est constituée de deux bandes de Moebius dont l’endroit et l’envers ne peuvent être différenciés qu’à partir de la dimension temporelle.
[9] Galland I. Les trois temps du traumatisme. Le temps chronologique et le temps psychique. Actualités CECOS. 31 octobre 2017. https://www.cecos.org/?p=5590
[10] Tours et détours de la bouteille de Klein, ou comme l’engage Gorog (2006), plusieurs passages à l’intérieur du cross-cap. Les passages représentant deux temps distincts mais ne correspondant qu’à un seul moment pour l’objet a. Gorog JJ. Le temps logique. L’en-je lacanien 2006 ; 2, 135-142.